Quand cela se produit, je suis toujours
très contente car ces impromptus signifient, comme je le répète souvent, que
l'oeuvre me dépasse, qu'il y rencontre de quelque chose d'autre,
génération de sens, production de possibilités insoupçonnées,
etc.
L'exemple donné ici pour illustrer un
aspect du processus créatif que je cultive dans ma méthode
artistique renvoie au dessin intitulé
L'Emprise dont on voit l'image en en-tête de ce texte.
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Comme presque toujours dans mes
dessins, j'ai commencé avec des griffonnages, souvent une
ligne ou une série de lignes, comme ce fut le cas ici, et j'ai laissé le reste se définir
progressivement,
mes pensées et émotions amenant de nouvelles formes, couleurs,
textures, etc., elles-mêmes générant de nouveaux affects et
idées et ainsi de suite. Le titre l'Emprise est venu quand
j'ai dessiné la petite forme vaguement fantomatique et menaçante
au centre gauche du dessin. J'ai publié ce détail sous le
titre
L'Emprise rapprochée. Les deux images ci-dessous
montrent ce détail ainsi que son emplacement dans le dessin
complet.
Une fois le dessin terminé (je dis
'terminé' bien que mes
dessins soient toujours laissés vaguement en friche !), je l'ai
publié ainsi que le détail que je viens de mentionner.
Jusque-là, pas de réelles surprises, sinon celles,
toujours bien plaisantes, vécues
durant l'exécution - tel le petit personnage fantomatique en
vis-à-vis à la forme apeurée ci-dessus, qui a donné son nom à
l'ensemble.
Un peu plus tard, en revenant sur la publication pour y
détecter coquilles et autres erreurs, j'ai cliqué sur l'image
dans la
fiche du dessin original, ce qui m'a donné accès au
dessin seul, en format .jpg. Sur le coup, ne portant
attention qu'à la validité du lien, je n'ai rien
vu de spécial et j'ai quitté mon bureau, laissant cette image affichée sur
l'écran.
Quelques temps après, en
revenant dans la pièce, j'ai eu un choc en voyant une
toute nouvelle image, celle d'une sorte de bandit ou djihadiste
enturbanné et masqué.
Si on fait abstraction des détails, on voit qu'il s'agit d'une
forme majeure car elle occupe tout le côté droit
et le bas du dessin. La masse blanche à droite ainsi
que le cadrage de l'environnement google mettaient en relief ce personnage
à mes yeux très menaçant. L'ensemble donnait quelque chose
se rapprochant de la capture d'écran suivante :
Je ne sais pas si vous avez vu ce personnage d'entrée de
jeu, mais de mon côté, ce n'est que de loin et plusieurs heures
après avoir terminé le dessin que ce bonhomme m'a pour ainsi dire sauté au visage.
Avec Photoshop (CS3), j'ai enlevé le petit personnage
fantomatique au centre gauche de l'image, pour avoir seulement
l'homme masqué, ce qui a donné la première image, ci-dessous à gauche. J'ai ensuite essayé différents effets,
toujours avec Photoshop, pour voir si ce guerrier masqué
sortirait avec plus d'évidence. La fonction 'contours /
noir et blanc' m'a donné l'image du
centre. J'ai ensuite fait un petit point blanc pour
accentuer l'emplacement de l'oeil (image de droite). Au
bilan, le personnage avait gagné en précision car maintenant,
pas de doute, il s'agissait bien d'un homme coiffé d'une sorte
de turban - et, curieusement, j'avais besoin de cette
confirmation visuelle pour m'assurer que je ne rêvais pas !, -
mais l'impact de l'oeil, qui m'importe surtout ici et sur lequel
je vais maintenant attirer l'attention, avait disparu dans
l'exercice.
J'étais très impressionnée car jamais, il me semble, je
n'aurais pu dessiner quelque chose comme ça, si réaliste
pourrais-je même dire, l'aurais-je voulu. Mais ce qui m'a encore plus plus
frappée et questionnée, c'est de
réaliser, seulement aujourd'hui, que ce qui fait l'effet
menaçant, voire diabolique (oeil fendu), est un petit élément qui, tout le long du processus de
dessin, me fatiguait tellement que je cherchais constamment une
manière de le gommer ou de le cacher, bref : de le faire
disparaître. Je le trouvais insignifiant et trop doux, ce
qui, à l'évidence, est un feeling en total contraste avec l'effet final dont je parle
ici. Voici ce détail avec son emplacement sur le dessin :
En fait, ce n'était pas tant la douceur et l'insignifiance
de la forme, sa mollesse, qui m'irritaient, mais plutôt l'effet de
peur et de victimisation que j'y voyais et que les lignes trop
rondes et la couleur rose bonbon accentuaient. Cela, pour
une raison ou pour une autre, me décentrait du thème, mais
m'achalait surtout au niveau du style. Je
ne voyais aucune beauté dans cette forme rose qui me faisait
penser à un petit cochon alors que tout le reste me semblait
élégant et gracieux. Bref, je vivais qu'il n'avait pas
d'affaire là. A un autre niveau, cette élégance
même me fatiguait pourtant aussi, car une fois le centre
dessiné (le fantôme et le visage apeuré de profil illustré plus
haut), le reste -
couleurs, formes, textures - me semblait seulement joli, accessoire, décoratif, superficiel.
Pourtant, quelque chose se cachait bel et bien dans cet apparent superflu, le coeur même du thème, en fait.
Quelle déconcertante et heureuse surprise !
Car, en bout de ligne, ce que je voulais
tuer en l'effaçant était
justement le coeur du thème de l'Emprise, au départ centralisé
sur la petite image
du
fantôme et de la femme apeurée au centre du dessin.
Dans la seconde lecture que je fais ici, je vois maintenant que
cet oeil cruel, paradoxalement défini par une forme sans malice, dévoile une possession autrement plus complexe,
intérieure, internalisée ; une emprise engendrée dans les
profondeurs de l'inconscient par la peur de notre vulnérabilité
existentielle - peur et vulnérabilité toutes deux symbolisées
par le petit cochon rose -, la peur atavique reliée à notre état
de vivant avec l'humiliation douloureuse qui en découle pour
l'humain, une honte sournoise et pernicieuse parce que masquée à
notre conscience et qui, pourtant, catalyse, ici comme souvent, tout le reste.
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Le guerrier masqué, à la bouche aussi
fendue et camouflée que son oeil, me fait penser aux thématiques
conjointes du Visage et de l'Altérité dans Lévinas. Alors que
le philosophe en fait
une lecture éthique, je l'aborde ici d'abord d'un point de
psychologique. Je me dis
que c'est la peur, bien avant la méchanceté - cette cruauté
froide que je vois
dans son regard
- qui est au centre du
personnage. Cette peur
que tout un chacun essaie de masquer, de tuer, quand,
par exemple, nous rejetons les personnes et les choses qui nous
semblent étranges ou étrangères, projetant sur elles l'odieux de
notre propre fragilité, de notre vulnérabilité insupportable car
reflétant et nous rappelant inexorablement notre finitude. Pourtant, cette altérité-fragilité,
même morte, tuée par notre peur et notre colère, ne
cessera jamais de nous interpeller en nous renvoyant à
nous-mêmes et à ce qui nous est commun. Plus nous tentons
de l'éloigner, plus elle se fait reflet et rappel. Et ce chacun,
cette altérité externe, est également présente à l'interne, dans
ces parties de nous qui nous échappent et en apparence nous fragilisent en
nous conscientisant à notre mortalité inéluctable.
Si je personnalise le guerrier masqué comme djihadiste, je
vois un homme qui fait la guerre sainte en tuant d'abord son petit
homme indigne de son idée de Dieu, ce petit cochon rose et terrorisé
blotti dans ce centre vif qu'est son regard, le regard que les anciens disaient être le
reflet et la fenêtre de notre âme. Un petit cochon tout rose qui serait son âme, n'est-ce pas le cauchemar suprême pour
un guerrier d'Allah ? Une âme rose et cochonne, comme une femme
- le cauchemar s'accentue - et que dès lors il tente d'effacer
de sa vision en la cachant sous
des couches et des couches de voiles, mais qu'il rencontre
chaque fois qu'elle le regarde, ce qui l'amène à la regarder le
moins possible et à la cacher encore plus, jusqu'à l'absurde de
la burka, espérant gommer ce qui le dévoile à lui-même.
Mais plus il l'encadre pour le dissimuler, plus l'acuité de ce
regard s'accentue. C'est l'impasse. Et plus l'étau se
ressère, plus montent la colère et de la haine. A
l'ultime, cet homme devient son propre
cauchemar, son propre démon, son emprise. Lui, et non pas l'étranger
qu'il tue et l'étrangère qu'il domine en l'écartant, dans les
deux sens du mot, et en
l'asservissant. Pas surprenant qu'il se soit caché jusque dans
mon dessin ! Et pas surprenant que j'aie pris autant de
temps à l'y et à m'y reconnaître !
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C'est un
de mes leitmotiv que cette conviction que nos saluts
personnel et collectif, inséparables, passent par la reconnaissance de notre
vulnérabilité. Pour ne pas être en contact avec ces
émotions, cognitions et sentiments dits négatifs, humiliants,
nous tuons, soit par la violence extrême et collective des Djihadistes,
des Croisés et autres guerriers des bons principes et des bons
sentiments en tout genre, soit, à nos petites échelles
ordinaires, par l'exclusion et le rejet de ceux et de celles à
qui qui nous ne voulons sous aucun prétexte nous identifier, à
commencer par ce petit cochon rose terrorisé au fond de nous -
disons, pour faire court, notre enfant intérieur -, terrifié par le simple fait d'être conscient du temps en même temps que
de la possibilité de l'éternité à même un corps contingent et éphémère.
L'Emprise, voilà bien le titre de ce
dessin : d'abord, la petite emprise psychologique que
l'on voit au centre, la peur de type Bouh ! que l'on
associe aux enfants et aux bandes dessinées, puis la grande
Emprise, psycho-spirituelle, qui nous fait ajouter masques sur
masques jusqu'à ce que ce que nous sommes, ce Qui nous
sommes (et qui nous somme), soit noyé au fin fond de nous, perdu dans les
oubliettes, oublié, caché par les apparences de surhomme ou de surfemme
dont nous nous revêtons allègrement, le plus souvent par
automatisme, mais aussi parfois par choix.
L'art démasque les artifices. C'est un décapant miracle et
inflexible, mais qui n'engendre pas de désespoir car il est par
essence ludique et patient, prenant toutes les voix que lui
prête l'imaginaire, et elles sont infinies !, pour dire ce ne pourrions pas entendre
autrement.
Michèle
Lévesque
cr 2014-08-30 publié
2014-08-31