Michèle Lévesque arts & icônes
Section Textes, poésies et commentaires sur images

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Commentaire sur le dessin

"L'Emprise"

 

Un exemple d'impromptu dans le processus créatif

suivi d'une réflexion sur la vulnérabilité

 

 

J'ai récemment écrit un texte sur une de mes peintures intitulée Padre Pio et l'Apocalypse qui illustrait un aspect de mon processus créatif.  Le texte montrait comment une image imprévue, et dans ce cas là très explicite, peut parfois surgir dans une oeuvre sans que l'artiste ne l'ait consciemment voulue et amenée.   Dans ce cas précis, j'ai vu l'image 'apparaître', en cours de travail, et j'ai alors choisi délibérément de l'accentuer suffisamment pour qu'elle soit explicite, tout en demeurant discrète. 

L'exemple que je donne ici est d'un autre ordre et s'apparente à ce qui se passe quand une autre personne voit dans l'oeuvre quelque chose que l'auteur(e) n'avait pas vu du tout, tant durant qu'après l'exécution. Je ne parle pas ici de détails, mais d'une perception globale qui fait du tableau produit un tout autre tableau que celui mis en scène par l'artiste. 

Quand cela se produit, je suis toujours très contente car ces impromptus signifient, comme je le répète souvent, que l'oeuvre me dépasse, qu'il y rencontre de quelque chose d'autre, génération de sens, production de possibilités insoupçonnées, etc.

L'exemple donné ici pour illustrer un aspect du processus créatif que je cultive dans ma méthode artistique renvoie au dessin intitulé L'Emprise dont on voit l'image en en-tête de ce texte.

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Comme presque toujours dans mes dessins, j'ai commencé avec des griffonnages, souvent une ligne ou une série de lignes, comme ce fut le cas ici, et j'ai laissé le reste se définir progressivement, mes pensées et émotions amenant de nouvelles formes, couleurs, textures, etc., elles-mêmes générant de nouveaux affects et idées et ainsi de suite. Le titre l'Emprise est venu quand j'ai dessiné la petite forme vaguement fantomatique et menaçante au centre gauche du dessin.  J'ai publié ce détail sous le titre L'Emprise rapprochée.  Les deux images ci-dessous montrent ce détail ainsi que son emplacement dans le dessin complet.

   

Une fois le dessin terminé (je dis 'terminé' bien que mes dessins soient toujours laissés vaguement en friche !), je l'ai publié ainsi que le détail que je viens de mentionner.  Jusque-là, pas de réelles surprises, sinon celles, toujours bien plaisantes, vécues durant l'exécution - tel le petit personnage fantomatique en vis-à-vis à la forme apeurée ci-dessus, qui a donné son nom à l'ensemble.

Un peu plus tard, en revenant sur la publication pour y détecter coquilles et autres erreurs, j'ai cliqué sur l'image dans la fiche du dessin original, ce qui m'a donné accès au dessin seul, en format .jpg.  Sur le coup, ne portant attention qu'à la validité du lien, je n'ai rien vu de spécial et j'ai quitté mon bureau, laissant cette image affichée sur l'écran.

Quelques temps après, en revenant dans la pièce, j'ai eu un choc en voyant une toute nouvelle image, celle d'une sorte de bandit ou djihadiste enturbanné et masqué.  Si on fait abstraction des détails, on voit qu'il s'agit d'une forme majeure car elle occupe tout le côté droit et le bas du dessin.   La masse blanche à droite ainsi que le cadrage de l'environnement google mettaient en relief ce personnage à mes yeux très menaçant.  L'ensemble donnait quelque chose se rapprochant de la capture d'écran suivante :

 

Je ne sais pas si vous avez vu ce personnage d'entrée de jeu, mais de mon côté, ce n'est que de loin et plusieurs heures après avoir terminé le dessin que ce bonhomme m'a pour ainsi dire sauté au visage. 

Avec Photoshop (CS3), j'ai enlevé le petit personnage fantomatique au centre gauche de l'image, pour avoir seulement l'homme masqué, ce qui a donné la première image, ci-dessous à gauche.  J'ai ensuite essayé différents effets, toujours avec Photoshop, pour voir si ce guerrier masqué sortirait avec plus d'évidence.  La fonction 'contours / noir et blanc' m'a donné l'image du centre.  J'ai ensuite fait un petit point blanc pour accentuer l'emplacement de l'oeil (image de droite).  Au bilan, le personnage avait gagné en précision car maintenant, pas de doute, il s'agissait bien d'un homme coiffé d'une sorte de turban - et, curieusement, j'avais besoin de cette confirmation visuelle pour m'assurer que je ne rêvais pas !, - mais l'impact de l'oeil, qui m'importe surtout ici et sur lequel je vais maintenant attirer l'attention, avait disparu dans l'exercice. 

   

J'étais très impressionnée car jamais, il me semble, je n'aurais pu dessiner quelque chose comme ça, si réaliste pourrais-je même dire, l'aurais-je voulu.  Mais ce qui m'a encore plus plus frappée et questionnée, c'est de réaliser, seulement aujourd'hui, que ce qui fait l'effet menaçant, voire diabolique (oeil fendu), est un petit élément qui, tout le long du processus de dessin, me fatiguait tellement que je cherchais constamment une manière de le gommer ou de le cacher, bref : de le faire disparaître.  Je le trouvais insignifiant et trop doux, ce qui, à l'évidence, est un feeling en total contraste avec l'effet final dont je parle ici.  Voici ce détail avec son emplacement sur le dessin : 

 

En fait, ce n'était pas tant la douceur et l'insignifiance de la forme, sa mollesse, qui m'irritaient, mais plutôt l'effet de peur et de victimisation que j'y voyais et que les lignes trop rondes et la couleur rose bonbon accentuaient.  Cela, pour une raison ou pour une autre, me décentrait du thème, mais m'achalait surtout au niveau du style.  Je ne voyais aucune beauté dans cette forme rose qui me faisait penser à un petit cochon alors que tout le reste me semblait élégant et gracieux.  Bref, je vivais qu'il n'avait pas d'affaire là.  A un autre niveau, cette élégance même me fatiguait pourtant aussi, car une fois le centre dessiné (le fantôme et le visage apeuré de profil illustré plus haut), le reste - couleurs, formes, textures - me semblait seulement joli, accessoire, décoratif, superficiel.  Pourtant, quelque chose se cachait bel et bien dans cet apparent superflu, le coeur même du thème, en fait.  Quelle déconcertante et heureuse surprise !

Car, en bout de ligne, ce que je voulais tuer en l'effaçant était justement le coeur du thème de l'Emprise, au départ centralisé sur la petite image du fantôme et de la femme apeurée au centre du dessin.  Dans la seconde lecture que je fais ici, je vois maintenant que cet oeil cruel, paradoxalement défini par une forme sans malice, dévoile une possession autrement plus complexe, intérieure, internalisée ; une emprise engendrée dans les profondeurs de l'inconscient par la peur de notre vulnérabilité existentielle - peur et vulnérabilité toutes deux symbolisées par le petit cochon rose -, la peur atavique reliée à notre état de vivant avec l'humiliation douloureuse qui en découle pour l'humain, une honte sournoise et pernicieuse parce que masquée à notre conscience et qui, pourtant, catalyse, ici comme souvent, tout le reste.      

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Le guerrier masqué, à la bouche aussi fendue et camouflée que son oeil, me fait penser aux thématiques conjointes du Visage et de l'Altérité dans Lévinas.  Alors que le philosophe en fait une lecture éthique, je l'aborde ici d'abord d'un point de psychologique.  Je me dis que c'est la peur, bien avant la méchanceté - cette cruauté froide que je vois dans son regard - qui est au centre du personnage.  Cette peur que tout un chacun essaie de masquer, de tuer, quand, par exemple, nous rejetons les personnes et les choses qui nous semblent étranges ou étrangères, projetant sur elles l'odieux de notre propre fragilité, de notre vulnérabilité insupportable car reflétant et nous rappelant inexorablement notre finitude.  Pourtant, cette altérité-fragilité, même morte, tuée par notre peur et notre colère, ne cessera jamais de nous interpeller en nous renvoyant à nous-mêmes et à ce qui nous est commun.  Plus nous tentons de l'éloigner, plus elle se fait reflet et rappel.  Et ce chacun, cette altérité externe, est également présente à l'interne, dans ces parties de nous qui nous échappent et en apparence nous fragilisent en nous conscientisant à notre mortalité inéluctable.

Si je personnalise le guerrier masqué comme djihadiste, je vois un homme qui fait la guerre sainte en tuant d'abord son petit homme indigne de son idée de Dieu, ce petit cochon rose et terrorisé blotti dans ce centre vif qu'est son regard, le regard que les anciens disaient être le reflet et la fenêtre de notre âme.  Un petit cochon tout rose qui serait son âme, n'est-ce pas le cauchemar suprême pour un guerrier d'Allah ?  Une âme rose et cochonne, comme une femme - le cauchemar s'accentue - et que dès lors il tente d'effacer de sa vision en la cachant sous des couches et des couches de voiles, mais qu'il rencontre chaque fois qu'elle le regarde, ce qui l'amène à la regarder le moins possible et à la cacher encore plus, jusqu'à l'absurde de la burka, espérant gommer ce qui le dévoile à lui-même.  Mais plus il l'encadre pour le dissimuler, plus l'acuité de ce regard s'accentue.  C'est l'impasse. Et plus l'étau se ressère, plus montent la colère et de la haine.   A l'ultime, cet homme devient son propre cauchemar, son propre démon, son emprise.  Lui, et non pas l'étranger qu'il tue et l'étrangère qu'il domine en l'écartant, dans les deux sens du mot, et en l'asservissant.  Pas surprenant qu'il se soit caché jusque dans mon dessin ! Et pas surprenant que j'aie pris autant de temps à l'y et à m'y reconnaître !

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C'est un de mes leitmotiv que cette conviction que nos saluts personnel et collectif, inséparables, passent par la reconnaissance de notre vulnérabilité.    Pour ne pas être en contact avec ces émotions, cognitions et sentiments dits négatifs, humiliants, nous tuons, soit par la violence extrême et collective des Djihadistes, des Croisés et autres guerriers des bons principes et des bons sentiments en tout genre, soit, à nos petites échelles ordinaires, par l'exclusion et le rejet de ceux et de celles à qui qui nous ne voulons sous aucun prétexte nous identifier, à commencer par ce petit cochon rose terrorisé au fond de nous - disons, pour faire court, notre enfant intérieur -, terrifié par le simple fait d'être conscient du temps en même temps que de la possibilité de l'éternité à même un corps contingent et éphémère.

 

 

L'Emprise, voilà bien le titre de ce dessin : d'abord, la petite emprise psychologique que l'on voit au centre, la peur de type Bouh ! que l'on associe aux enfants et aux bandes dessinées, puis la grande Emprise, psycho-spirituelle, qui nous fait ajouter masques sur masques jusqu'à ce que ce que nous sommes, ce Qui nous sommes (et qui nous somme), soit noyé au fin fond de nous, perdu dans les oubliettes, oublié, caché par les apparences de surhomme ou de surfemme dont nous nous revêtons allègrement, le plus souvent par automatisme, mais aussi parfois par choix.

L'art démasque les artifices. C'est un décapant miracle et inflexible, mais qui n'engendre pas de désespoir car il est par essence ludique et patient, prenant toutes les voix que lui prête l'imaginaire, et elles sont infinies !, pour dire ce ne pourrions pas entendre autrement.  

 

Michèle Lévesque

cr 2014-08-30 publié 2014-08-31